Dans la foulée de mes reportages sur les métiers semi-nomades entamés en 2017, j’avais l’intention de poursuivre l’idée par une rencontre de frituristes, garants d’une certaine forme de patrimoine. Mais s’attaquer à la frite, c’est devoir effectuer un choix cornélien. Le site Fritmap recense pas moins de 1793 frituristes sur la place publique en Belgique. J’en ai choisi deux. Je voulais deux représentants bien distincts. Patrick De Corte et Albert Bastin (Beireke) sont fiers d’être fituristes !
Les De Corte sont d’abord et avant tout forains. On peut parler d’une institution à Bruxelles ! Depuis cinq générations ils arpentent les foires et les fêtes de la Belgique entière pour proposer une frite de référence, dans la plus pure tradition. Patrick De Corte n’est pas peu fier de sa descendance : trois enfants, trois frituristes. Les De Corte sont de toutes les manifestations : foires, marchés de noël, salon de l’auto, ils sont partout, toute l’année. Albert Bastin est lui entré en religion très récemment. Le personnage est attachant et son histoire est bouleversante.
Dans sa première vie, Albert a été boulanger. Il a sillonné les mers du monde entier pour nourrir les équipages des rafiots sur lesquels il a navigué. Les aléas de la vie ont fini par le jeter à la rue. SDF. Au fil du temps, un passant le remarque et se propose de l’aider. D’abord petitement en lui donnant de quoi manger. Viendront ensuite des petits boulots comme gardien de nuit sur des tournages de cinéma. De fils en aiguilles, Albert deviendra finalement régisseur pour le cinéma et il monte sa société de services. Mais le métier change et Albert a du mal à s’adapter au point qu’il décide d’arrêter.
Entre temps, ce wallon de Couvin est tombé amoureux du folklore bruxellois. Et en 2016 il remporte le titre tant convoité de Moustaches de l’année. C’est d’ailleurs dans son club bruxellois des Brusselse Moestasjes qu’il fait alors la connaissance d’un frituriste âgé qui souhaite arrêter et remettre son commerce. La nouvelle vie de Albert va commencer. Son idée : reprendre un emplacement permanent sur une place publique et proposer la vraie frite belge rehaussée de quelques recettes oubliées qu’il entend bien remettre au goût du jour : « Je propose un hamburger pur bœuf de 150 grammes ou de 90 grammes, servi dans un pain pistolet, avec de la moutarde, une tranche de bloempanch (du boudin noir de 10 centimètres de diamètre) et des pommes rissolées. De la Bruegel’s kop, c’est-à-dire de la tête de veau en tortue fondue avec du vin blanc, des boulettes de veau, des champignons et du Madère. Je peux également citer la boulette rock’n’roll qui est un peu plus relevée ».
Depuis notre rencontre, Beireke a ouvert la friterie des « Big Moustaches » à Schaerbeek sur la place Van Ysendijck, à deux pas de la maison communale. Sa vie est un peu plus simple puisqu’il ne doit plus déplacer sa friture d’un bout à l’autre de Bruxelles chaque matin et chaque soir.
Mais au fait, c’est quoi une bonne frite ? Albert Bastin & Patrick De Corte sont exactement sur la même longueur d’onde : c’est d’abord une bonne pomme de terre fraîche (la Bintje). C’est ensuite la fameuse double cuisson sur place (pas de surgelés). C’est enfin la graisse de bœuf.
La première cuisson est faite à la graisse de bœuf qui vient de la cuisse de l’animal. Une fois cette première cuisson effectuée, il faut laisser la frite se reposer 45 minutes pour qu’elle absorbe bien les saveurs de la graisse de cette première cuisson. La seconde cuisson se fait dans un bain de graisse du ventre de l’animal, une graisse plus raffinée. L’idée c’est de saisir la frite à la graisse pour lui donner son croustillant mais c’est la première cuisson qui fixe la saveur dans la chaire de la pomme de terre.
Aujourd’hui, plus personne ne pèle ses frites sur place. En ambulatoire, c’est de toute façon interdit pour des raisons d’hygiène. Alors les frites arrivent crues, tous les jours chez le frituriste, conditionnées à l’extérieur par des sociétés spécialisées qui gèrent des gros volumes dans les meilleurs conditions qui soient. C’est le débit qui assure la qualité puisque les sacs sont engloutis en quelques heures et que les graisses sont changées tous les jours .
Quand on demande à Patrick De Corte ce qu’il exerce comme métier, sa réponse est sans appel : « Je suis forain et fier de l’être ! » Depuis 126 ans la famille De Corte donne ses lettres de noblesses à la frite belge et au croustillon de nos foires et kermesses. Dans la corporation, 80% des forains ont une attractions, les 20% restants ont des métiers de bouche. Le confort de travail n’est d’ailleurs pas le même. Pour les frituristes, les journées sont longues et ponctuées d’heures d’affluence. Dans le fritkot, on passe ses journées debout, au milieu des odeurs de frites et de croustillons. Le nettoyage est une priorité absolue, le garant d’une excellence qu’il faut maintenir à tout prix : il allonge encore les journées. Les écarts de températures sur une saison sont énormes : se protéger du froid en hiver ou du chaud en été n’est vraiment pas facile dans ces roulottes grandes ouvertes. Reste que Patrick ne voudrait changer de métier pour rien au monde. Il n’a jamais connu que cela.
Le métier a pas mal évolué depuis toutes ces années. Les frituristes ont quand même gagné en confort. Ses grands-parents travaillaient au charbon. Il fallait réguler les températures comme ils pouvaient : on plaçait des plaques de fer sur le foyer quand l’huile était trop chaude, une vraie galère ! Le gaz a révolutionné tout cela. Les thermostats font le reste. Mais il faut du bon matériel à la pointe pour être toujours au top de la qualité proposée au client. Ses deux fils sont d’ailleurs entrain de faire construire deux nouvelles roulottes ultramodernes, à la pointe de la technologie.
Il a fallu aussi faire des choix sur la palette de produits proposés aux clients. Les variétés de sauces ont incroyablement évolué. Ce n’est plus possible de prétendre toutes les avoir. De surcroît, chaque région a ses spécificités. Ce qui marche en Wallonie marche moins bien en Flandre et inversement. Les sauces piquantes par exemple ne marchent pas dans le nord du pays alors qu’à Bruxelles, on se les arrache.
Patrick De Corte est devenu une figure de Bruxelles. Son fritkot est le passage obligé de toutes les personnalités en vue. Il connaît tous les artistes, tous les footballeurs et politiciens de la région. Il n’est pas rare que le roi y fasse un saut lors des fêtes du 21 juillet par exemple. Son amitié avec Pierre Wynants du Comme Chez Soi (2 étoiles au Michelin) a débouché sur la création de la sauce Kermesse. Les deux hommes ont cherché une sauce typiquement bruxelloise qui pourrait être la signature de la foire. Elle a été lancée en 2017 à grand renfort de promotion et est maintenant disponible en grande surface. Sa composition exacte est bien sûr jalousement gardée. Elle est à base de mayonnaise, pickles, curcuma et d’un cocktail d’épices.
La foire du Midi est un incontournable pour Patrick. Si il admet avoir un peu levé le pied, il lui impossible de rater la foire annuelle de tous les bruxellois. Sa maison n’est pourtant qu’à quelques kilomètres du centre ville mais, l’été venu, c’est au pied du boulevard du midi qu’il loge, dans sa caravane. C’est plus pratique bien sûr mais les copains ne sont pas bien loin et ça, c’est irremplaçable. Le soir après la fermeture et le nettoyage des installations, il n’est pas rare qu’ils se rencontrent entre professionnels pour refaire le monde.
Merci à ces deux frituristes attachants et humanistes de m’avoir reçu !
Patrick De Corte : le Site Web
Spécialiste des ateliers depuis une dizaine d’années, Patrice Niset vous emmène au cœur de l’excellence et des beaux gestes. Il vous fait découvrir l’envers du décor. Patrice est passionné par les gens passionnés et fiers de leurs métiers !
Leave a reply