De fils en aiguilles : la dentelle et broderie belge. Dentellière et brodeur.
Je dois confesser que j’avais fait mon deuil de la dentelle et de ses mystères le jour où l’on m’a expliqué que toutes les dentelles de la Grand Place de Bruxelles étaient fabriquées en Asie. Toutes ? C’était sans compter sur les éclaircissements d’Eline Rubbrecht qui m’a emmené à la rencontre des ouvrières qui réalisent les modèles vendus dans son magasin de la Grand Place et fièrement estampillés d’un trop rare Made In Belgium ! De fils en aiguilles, Eline m’ouvre les yeux sur une discipline poreuse comme souvent, où les métiers se croisent. Il n’en fallait pas plus pour que je mette à sillonner la Belgique, à la recherche des aiguilles dans une botte de talents.
La Maison Rubbrecht à Bruxelles
LMdO : Parlez-nous de ces dentellières professionnelles. Qu’est-ce qui vous relie à elles ?
Eline Rubbrecht : Un commerce de dentelles, c’est un peu particulier. Deux options s’offrent à vous. Soit vous faites de la revente de produits plus ou moins qualitatifs, soit vous perpétuez une tradition manufacturière bien ancrée dans le paysage local en proposant un service unique, souple et de qualité. A travers notre réseau de dentellières, c’est ce que nous privilégions chez Rubbrecht. Chez moi, vous trouverez de la dentelle Made in Belgium dans la plus pure des traditions et si vous le souhaitez nous pourrons vous montrer quelques dentelles asiatiques pour vous apprendre à détecter les différences de qualité. Nous disposons aussi d’un stock très important de dentelles anciennes dont certaines sont de véritables œuvres d’Art. Depuis trois générations, nous entretenons cette tradition bien belge, je n’ai jamais imaginé faire autre chose. Toute petite, je savais que je prendrais la succession de mes parents.
LMdO : Mais au fait, c’est quoi une dentelle ?
ER : Techniquement, une dentelle est un tissu sans trame ni chaîne, généralement du coton, parfois de la soie ou du lin (surtout pour les dentelles anciennes). Il est techniquement impossible de réaliser des dentelles à la main avec des fils synthétiques. Les points de dentelles à la main peuvent être réalisés à l’aiguille ou aux fuseaux en fonction des contrastes souhaités pour la réalisation d’un dessin. Socialement, c’est intéressant à analyser : les fabricants de tissu en lin des Flandres ont pris l’habitude à une époque de tresser le bord de leurs coupons pour arrêter les fils non tissés. De cette fonction utilitaire, les tisserands vont lentement en faire une spécialité, d’abord pour le seul plaisir des yeux de leurs clients tailleurs. Ensuite, la discipline deviendra un art à part entière, celui de la broderie, dont les clients les plus friands seront les hommes de pouvoir : les nobles et les ecclésiastiques deviendront les principaux commanditaires des dentellières. C’est une façon efficace de montrer sa puissance politique et financière, son rang dans la société. On produit de vraies merveilles à cette époque.
Il n’existe aucune information précise des dates et lieux originels de la dentelle. Il est toutefois admis qu’elle aurait vu le jour au XVIe siècle, dans la région de Venise. D’autres sources mentionneront des dentelles déjà avant Jésus Christ dans des régions fort éloignées d’ici. Une bonne parie des livres anciens mentionnent les Flandres comme région où la dentelle serait née. Pourquoi les Flandres ? Car c’est dans cette région que le meilleur lin poussait (et pousse encore).
D’abord nommée passementerie, elle apparaît pour la première fois sous le mot « dentelle » (c’est-à-dire « petites dents ») en 1545, dans l’inventaire de la dot de la sœur de François Ier . D’abord apanage des hommes, la dentelle fut utilisée par les femmes dès le XVIIe siècle. Au XIXe siècle, Napoléon Ier la réserva au vêtement féminin. Aujourd’hui, nappage, voile de mariée, voile de baptême, décoration ou linge de maison sont les principaux débouchés de la dentelle contemporaine.
LMdO : Il en existe de toutes les sortes. Quel est votre créneau ?
ER : Chaque région a sa spécificité. On trouve de la dentelle sur toute la planète mais l’image d’ Epinale que l’on s’en fait généralement, c’est la dentelle au fuseau. Sa production est si lente et donc si chère qu’il est devenu impossible d’en vivre. Les quelques professionnelles qui existent encore en Belgique le font par amour de la dentelle, pour que le geste ne tombe pas dans l’oubli. Il y a d’ailleurs une belle communauté de dentellières amateurs qui font du fuseau par passion. C’est cependant une dentelle beaucoup trop fragile pour une utilisation au quotidien, elle ne résisterait pas. A vrai dire, la Maison Rubbrecht n’a jamais travaillé cette technique.
Nous avons de magnifiques pièces réalisées au fuseau dans nos collections anciennes mais jamais nous n’en faisons produire. Notre créneau c’est la dentelle à l’aiguille dite dentelle de Bruxelles. C’est une spécialité du Brabant Flamand depuis des siècles. Cette technique est originaire de Bruxelles et ses environs. La production à Bruxelles même n’existe plus vraiment et se concentre en Brabant Flamand de nos jours car les dentellières travaillent toutes à domicile et ont donc besoin de place. Il est devenu trop difficile de trouver une habitation offrant suffisamment d’espace à Bruxelles. De plus la voiture ayant remplacé le cheval comme moyen de transport cet éloignement ne pose aucun problème. Nous en vendons, nous en restaurons, nous en transformons et nous en faisons produire. Nous collaborons aussi avec de grands couturiers pour des pièces exceptionnelles. La dentelle moderne est généralement composée de lacets qui sont cousus main et dont on crée des tableaux plus ou moins complexes. Elle est solide, relativement facile à entretenir et permet de résister mécaniquement beaucoup plus qu’une dentelle au fuseau.
LMdO : Parlez-nous de ce monde presque invisible.
ER : Effectivement, la discrétion est de mise. C’est une réminiscence historique je pense. Il faut garder à l’esprit que c’était un tel business que les commerçants de dentelles prenaient grand soin à protéger leurs affaires. Diviser pour mieux régner comme le dit le dicton : chaque dentellière avait une spécialité et s’y tenait. Les commanditaires récupéraient les morceaux les dentelles chez les dentellières à domicile et les assemblaient pour créer la pièce à vendre. Aucune dentellière ne savait à quoi allait servir le motif livré. C’était une pièce d’un puzzle dont elles ignoraient le nombre de pièces et la finalité. Personne ne maîtrisait l’ensemble des techniques qui aurait permis à un concurrent de s’emparer d’un dessin ou de tirer à lui une ouvrière surdouée. De cet esprit corporatif et un peu individualiste, il reste la grande discrétion actuelle. La production asiatique y contribue aussi. Nos ouvrières n’ont aucune envie d’être copiée et donc se montrent peu. Elles doivent se protéger, c’est un réflexe naturel de préservation de leur savoir. Bien souvent les petits ateliers dans les arrières cours sont invisibles de la rue. Les mères transmettent leur savoir à leurs filles en toute discrétion depuis des générations.
LMdO : Une dentelle belge fort enviée à l’étranger ?
ER : Depuis des siècles ! Le lin de Flandres a une solide réputation derrière lui. C’est un des plus beaux et des plus prisés au monde. Les dentelles asiatiques sont en coton qui est moins cher et bien moins solide. Mais déjà au XVII ème siècle, Colbert a essayé de transférer le savoir faire des Flandres vers Paris. Il a débauché des ateliers entiers contre monnaie sonnante et trébuchante. Une fois remontés à Paris ces ateliers n’arrivaient quand même pas au niveau de la qualité de Bruxelles.
En 1662 le parlement anglais va jusqu’à interdire l’importation de dentelles sur l’île. La noblesse anglaise se ruinait à acheter de la dentelle de Bruxelles. Londres a augmenté les droits de douanes de façon énorme pour tuer la dentelle de Bruxelles. Pas chauvins pour un sou, les dentelliers belges ont simplement changé le nom de leurs produits pour continuer à les vendre. La dentelle de Bruxelles est devenue le point d’Angleterre. C’est que ces fils ont toujours suscité beaucoup de remouds et d’histoires passionnantes. Ainsi, elles servaient de monnaie d’échange pendant la guerre par exemple. On ne compte plus les trafics dont elle a fait l’objet au cours de l’histoire. De nos jours, les clients viennent de partout, notre position centrale au cœur de Bruxelles y est pour beaucoup.
Le Fuseau à Binche
En marge de ce reportage, j’ai tenu a rencontrer les dentellières du Fuseau à Binche. Si Bruges & Bruxelles arrivent en tête des villes belges de référence en matière de dentelles, Binche n’a pas à rougir de son statut d’outsider d’autant qu’elle a largement contribué au rayonnement des deux villes en question en les alimentant en dentelles.
La légende veut que la dentelle de Binche a été créée au XVe siècle par des dentelliers migrant de Gand à Binche avec Marie de Bourgogne, mais aucune preuve n’existe dans ce sens. Il est connu toutefois que de la dentelle de Binche était déjà réalisée au XVIe siècle. En 1585, lorsque l’Escaut est fermé au commerce, Binche n’a pas vu sa dentelle péricliter contrairement à d’autres en amont comme la dentelle d’Anvers. La dentelle de Binche a été réglementée par édit royal en 1686, ce qui démontre son importance.
Techniquement, la dentelle de Binche est un type de dentelle qui peut compter plusieurs centaines de fuseaux. C’est une dentelle continue, c’est à dire faite d’un seul tenant. Elle est généralement faite en bandes d’une largeur de 5 cm. En dentelle de Binche, le fil de cordonnet délimitant le dessin n’est généralement pas utilisé, ou alors avec un fil très fin, de la même épaisseur que celui du dessin. Les dessins en dentelle de Binche sont détaillés, avec des scènes animales. Plus la finesse de la dentelle de Binche est grande et plus la dentellière maîtrise la technique, plus le résultat devient impressionnant. On passe donc progressivement de la dentelle de Binche au « Binche Royal » et finalement au « Point de Fée » pour les pièces les plus exceptionnelles.
Depuis 1989, le « Centre de la dentelle et des métiers d’art » s’emploie à pérenniser la mémoire de la dentelle au fuseau puisqu’il est la vitrine de l’école où sont formées quelques 150 dentellières chaque année. La dentelle au fuseau demande d’ailleurs un sérieux apprentissage avant de pouvoir prétendre la maîtriser. C’est ce à quoi s’emploie l’ASBL à travers l’expertise de Mme Caroline Guerriero et de sa collègue. Pas moins de cinq ans sont nécessaires pour maîtriser la chorégraphie des centaines de fuseaux qui se croisent sur une dentelle de Binche. Et pour les plus douées des dentellières on ajoute au moins 2 ans de plus pour arriver à réaliser le point de Fée. Il faut donc autant de temps pour devenir une dentellière accomplie que pour faire des études de médecine ! En 1856, les quelque 1800 dentellières que comptait la ville travaillaient pour un facteur qui collectait leur travail pour le faire assembler à Bruxelles, exactement comme décrit par Eline. C’est l’apogée de la dentelle de Binche, elle fait vivre des centaines de famille mais la crise couve.
Des 1.800 ouvrières de 1856, il n’ en reste plus que 6 vers 1900. C’est que l’industrie de la confection attire les ouvrières qui y gagnent mieux leur vie au point de faire pratiquement disparaître la discipline. Un siècle plus tard, grâce aux efforts conjugués des anciens et une démarche assez visionnaire de la ville, la technique n’est pas perdue. Devenue loisir, la dentelle de Binche semble agir comme une thérapie pour qui s’y adonne. Et comme pour faire voler tous les préjugés, il paraît même qu’un maçon s’est glissé dans les classes de l’école de dentelle.
Michel Buchman, Maître Brodeur à Bruxelles
Toutes ces histoires de fils m’ont conduit à pousser la porte d’un artisan encore plus mystérieux à mes yeux. Michel Buchman est Maître Brodeur, c’est un métier rare. Très rare. Un père gantier, une mère spécialisée en indémaillable, des sous-vêtements féminins taillés dans les parachutes laissés par les américains après la guerre, le jeune Michel est bercé dans le milieu du vêtement et de la mode. Son diplôme en philologie romane en poche, son père le prévient, un brin ironique : « De toute façon, tu te retrouveras à vendre des loques comme tout le monde dans la famille » lui dit-il.
Sa première vie professionnelle, Michel Buchman la passera dans la couture chez un ami couturier qui l’embauche, à la base, en renfort pour quelques mois. Pris au jeu, il ne quittera plus le milieu. La prophétie de son père était juste. C’est que depuis l’âge de cinq ans, le petit Michel observe sa grand-mère brodeuse qui, de temps à autre, ne manque pas de le mettre à contribution. Lorsque bien des années plus tard une cliente haute couture demandera à son associé une broderie pour une création, c’est naturellement que Michel Buchman relèvera le défi.
Pendant 25 ans, le brodeur ne fera que du perlage. A chaque fois, un motif différent et pour une clientèle exigeante et de bon goût. Du perlage, il passera au fil dans les années qui suivront, une technique qui demande encore plus de précision. La boucle sera ensuite bouclée avec l’or qui est le summum en terme de broderie : la décoration des tissus n’a plus de secret pour ce spécialiste respecté par toute la profession.
De cette époque, le Maître Brodeur ne garde que de bons souvenirs. Ceux d’un autodidacte passionné qui apprend son métier en travaillant sur des projets plus ambitieux les uns que les autres au point de vivre une véritable passion pour cet art. Une carrière plus tard, le résultat est là. Michel Buchman compte parmi les meilleurs de sa profession. Ce qui lui plait ? La diversité du métier. Entre rénovation et création. Travailler sur un voile ancien en respectant le travail de ses prédécesseurs le motive tout autant que de créer une broderie contemporaine. Les restaurations des broderies de la maison VanBuuren à Bruxelles sont d’ailleurs passées entre ses mains. Il ne compte plus les tenues qui ont été embellies par ses soins.
Ses clients ? On les trouve dans tous les milieux. Haute Couture, restauration, uniformes, le Senat, du simple monogramme appliqué au linge de maison jusqu’aux broderies les plus prestigieuses en or fin. Michel Buchman est par ailleurs aussi reconnu pour ses tableaux brodés, sortes de synthèse artistique autour du fil puisque l’on se rapproche de la peinture par le côté picturale et de la sculpture dans la tridimensionnalité de l’œuvre.
État des lieux : Quand on parle avenir avec les artisans rencontrés, les propos sont nuancés. L’école de Binche, tirée par le Fuseau, connaît un beau succès. Les classes sont pleines et la pérennité des gestes n’est à priori pas en danger. La transmission se fait. Passée dans le domaine du loisir créatif de qualité, la dentelle de Binche y a trouvé une forme de salut. Michel Buchman quant à lui transmet aussi son savoir faire dans des ateliers communautaires locaux. Malheureusement, cette courroie de transmission semble un peu faible pour faire émerger un digne successeur. Michel Buchman a vu la concurrence se tarir au point qu’il est un des derniers représentant de sa profession en Belgique. Pourtant, le travail ne manque pas et il y a fort à parier que bien des créateurs seront déboussolés le jour où il ne trouveront plus de brodeurs spécialisés. L’informatique ne fait pas tout et une broderie mécanique n’a rien de comparable à la subtilité d’un travail à la main.
Pour Eline Rubbrecht, imaginer l’avenir sans dentelle est inconcevable. Pourtant, les temps sont compliqués. Le centre ville de Bruxelles est déserté depuis plusieurs mois en raison de l’actualité. Les cars de touristes ne passent plus par Bruxelles et l’embargo sur la Russie plombe encore un peu plus le commerce. Quant au piétonnier de la Ville de Bruxelles, il a encore isolé un peu plus le point de vente de ses clients. Néanmoins, la transmission se fait. Les ouvrières forment la relève, peut-être pas à un rythme aussi soutenu qu’avant mais le savoir faire ne semble pas menacé. Depuis la rédaction de ces lignes, Eline Rubbrecht a fermé l’enseigne Bruxelloise de la Grand Place mais continue son commerce de dentelles en coulisse, sur le net notamment.
Contre vents et marées, ces fils continuent à tisser du lien.
Spécialiste des ateliers depuis une dizaine d’années, Patrice Niset vous emmène au cœur de l’excellence et des beaux gestes. Il vous fait découvrir l’envers du décor. Patrice est passionné par les gens passionnés et fiers de leurs métiers !
2 Comments
Bonjour ,
Puis je utiliser les images e.a » photo dentelle »
pour orner mon arbre généalogique (geneanet.com).
Sans motif commercial et en y indiquant vos références
Bien à Vous
bonjour, oui sans problème